lundi 10 février 2014

L'amour des roses



"Abou Fayçal le Nonchalant, parfois, à l'heure de la sieste, parfois à la tombée du jour, disait à l'un de ses disciples : 
_ Va donc méditer au jardin.
Et il ajoutait à mi-voix, l'oeil embrumé, dans un soupir : 
_ J'aime les roses, et toi, mon fils ?
Chaque fois il faisait ainsi. Même regard errant parmi les fronts penchés, puis même geste, mêmes mots. Celui qu'il avait désigné s'inclinait et trottait dehors , disparaissait parmi les fleurs, revenait avec une rose qu'il déposait aux pieds d'Abou. Alors le vieux la ramassait, il la posait contre sa bouche, il lui murmurait tendrement :
_ Pardonne-le, il ne sait pas.
Puis il demeurait silencieux jusqu'au matin du jour suivant.




A ce qu'on dit, cela dura jusqu'à la venue d'un jeune homme qui voulait apprendre d'Abou l'art de composer des parfums. Il s'appelait Farid Attar, il fut plus tard l'un des plus grands des poètes de ce bas-monde, mais, à vrai dire, en ce temps-là, il n'avait rien d'un étudiant. Il ne savait même pas lire.
Le vieil homme l'admit pourtant à s'asseoir parmi ses disciples. Vint le jour où sur lui tombèrent les mots mille fois entendus :
_ Va donc méditer au jardin.
Et tous pensèrent sans le dire, avant qu'il ne soit prononcé, le bout de phrase coutumier :
_ J'aime les roses, et toi mon fils ?
Le jeune homme sortit et ne reparut pas de la demi-journée. Quand il revint enfin, il était presque nu et ses mains étaient vides. il tomba à genoux devant Abou Fayçal.
_ Veuillez, dit-il, me pardonner. J'ai voulu dans la roseraie emplir mon habit de pétales pour les déposer à vos pieds, mais leur parfum et leur beauté m'ont tant et si bien enivré que je leur ai offert ma robe, faute d'avoir plus à donner.
Abou Fayçal le releva. Ses yeux riaient, emplis de larmes, il l'étreignit infiniment.

Conte proposé par Henri Gougaud dans le "Livre des chemins"



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